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Rêveur,sculpteur, conteur, auteur, dessinateur, animateur, reconstituteur amateur

jeudi 23 mai 2013

Le troupeau de l'Ankou

Il me faut avant de commencer mon récit, vous parler de l’Ankou. Personnage central du légendaire breton, l’Ankou est le valet de la mort.
Devient Ankou et pour une année durant, le dernier mort de l’année ! D’une maigreur effrayante, il a pour mission d’aller chercher l’âme du Trépassé qu’il charge sur une vielle carriole aux essieux grinçants.
- Soyez présent à Lorient pour neuf heures précises, l’intervenant n’attendra pas les retardataires. Donc si vous voulez terminer de bonne heure pour le réveillon...
Nous étions à la veille du nouvel an et c’est en ces termes que l’on m’avait envoyé à Lorient pour une réunion de travail. J’avais bien saisi le côté impératif horaire de la réunion aussi, avais - je soigneusement étudié mon itinéraire et décidé de partir de bonne heure.
Plouigneau Lorient 112 km soit 1h45 de route. D’après Mappy, Dieu bienveillant de l’internet, il me suffisait de prendre la direction de Guerlesquin, frôler Poullaouen et arriver à Carhaix pour rejoindre directement la D769 qui m’amenait à coup sûr à Lorient pour neuf heures précises. Je ne sais pas si Mappy a déjà emprunté les petites routes de centre Bretagne, toujours est-il que par prudence et soucieux d’arriver à l’heure, j’étais parti de mon domicile vers les six heures trente du matin.
Une légère brume flottait sur la campagne qui attendait les premières lueurs de l’aube. J’étais seul sur la route, à en croire que personne ne s’aventurait jamais dans ces coins reculés de l’arrière pays breton. Cela faisait déjà un bon moment que je roulais et je m’étonnais de ne pas avoir encore rencontré de panneaux m’indiquant Guerlesquin. Dans le clair-obscur de ce matin brumeux j’avais dû m’égarer vers je ne sais quelle destination ; j’en eus bientôt la confirmation en traversant le village de Bolazec situé plus au nord de la route que je m’étais fixé. Ce n’était pas grave, la direction était bonne et il me suffisait de prendre le premier chemin sur la droite pour retomber sur ma route. Au premier carrefour j’obliquais et roulais un bon moment avant d’arriver... à l’entrée du village de...Bolazec ! J’étais revenu sur mes pas et il était maintenant pas loin de sept heures trente ; inutile de dire que l’idée d’arriver à l’heure pour ma réunion semblait maintenant compromise.
Après avoir consulté ma carte routière, je redémarrai à petite allure, la brume se faisait plus épaisse et pas question pour moi de me perdre à nouveau. J’avais bien fait de réduire ma vitesse car au sortir d’un virage je tombais sur une vache traversant la route, je m’arrêtais. Bientôt sortant du brouillard une deuxième apparut puis une troisième, une quatrième, enfin tout un troupeau. Je pestai contre ce paysan inconscient qui laissait ainsi errer ses bêtes. Au fur et à mesure qu’elles passaient devant moi pour se rendre sur un pré voisin, je m’attardais à détailler leurs formes. Celles-ci avaient quelque chose d’inhabituel. Elles ressemblaient à des Holstein ou des Pies Noires bretonnes, leurs flancs étaient creux et leurs épaules tout comme leurs hanches étaient proéminentes comme des pics, on aurait dit des vaches dégénérées ou mal entretenues. Je ressentais comme un malaise devant ce troupeau fantomatique, trouble qui se fit plus important quand arriva une vache différente des autres. Plus grande, plus maigre encore, celle-ci était rousse et avait le dos déformé, arrondi, sa silhouette me faisait penser à ces antiques dinosaures. Derrière elle apparut enfin le paysan fermant la marche. Il était monté sur son tracteur, un vieux Soméca tout rouillé dont subsistaient quelques lambeaux de couleur orange. Clope au bec, il avait la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles et paraissait aussi maigre que ses vaches. Arrivé à ma hauteur il me lança un regard, un regard vide, sans expression, qui me fit frissonner, puis il disparut à son tour dans la brume, me laissant seul sur la route, comme si tout cela n’avait pas existé. Je repris mon chemin. Peu à peu la brume se leva et céda la place au soleil. J’atteignis enfin mon but avec plus d’une heure de retard.
Tout le temps que dura la réunion je ne pouvais dissiper le malaise provoqué par ma rencontre, aussi le soir venu, je me rendis chez un ami qui travaille dans le secteur de la nutrition animale. Je lui faisais part de mon aventure, décrivais le troupeau et l’interrogeais sur l’aspect particulier des animaux.
- C’est assez courant me répondit-il. En raison de leur mode d’alimentation les animaux partent parfois en diarrhée, tu remarqueras d’ailleurs que les bouses sont de plus en plus rares dans nos campagnes. Les vaches que tu as rencontrées ont certainement été victimes d’une alimentation mal adaptée ce qui a entrainé un amaigrissement. Un mauvais traitement n’est certainement pas la cause de cette maigreur.
Son explication me convenait, par contre je le vis blêmir à l’évocation de la vache rousse et difforme :
- Une vache rousse ? Le paysan, tu m’as bien dit qu’il conduisait un vieux Soméca ? Oui ! Alors il faut que je te dise quelque chose. Il y a un an jour pour jour, il y a eu un accident du côté du Guily. Fanch Kermer un fermier de Scrignac, il menait une vache, la rousette, à l’abattoir de Carhaix quand son tracteur a versé dans un virage. Une mort horrible, il parait qu’on a retrouvé son corps sous celui de la vache qu’il transportait. Fanch fut le dernier mort de l’année et ce que tu as vu, c’est le troupeau de l’Ankou

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